Intéressons-nous maintenant au sujet principal : nous.
L’homme, ou plutôt devrais-je l’appeler pour ce qu’il est, le clone, n’est pas vraiment un humain. J’entends déjà hurler les Veuves et les défenseurs de cette chimère qui tend à faire croire à la société que nous sommes comme nos pères, les Premiers. Nous nous comportons comme eux, car nous n’avons pas vraiment eu d’autre modèle que le leur. Et même si nous avons gommé leurs nombreuses imperfections, il apparaît que nos particularités physiques et mentales font de nous des êtres qui ne peuvent à terme vivre comme le faisaient nos ancêtres.
Non pas que je remette en question notre société, il s’agit ici davantage de vous écarter les œillères de votre imprégnation plutôt que vous exhorter à vous rebeller. Car pour se lancer dans la patrie qui comprend finalement le mieux le miracle que nous représentons, et non pas la damnation présupposée par certains, il convient d’aborder le clone autrement. Librement.
Et tant pis s’il faut s’éloigner des bien-pensants et s’aventurer dans ce qui peut révéler une part sombre et dramatique de notre condition, je le ferai durant ces sessions car c’est une réalité factuelle : nous sommes aussi humains qu’un singe peut l’être.
A part que dans ce cas-ci, c’est nous qui sommes bien plus évolués que cet animal que l’on appelait en taxonomie « homo sapiens » ou encore « homme ».
L’inhibition
Quelle merveille et quel gâchis ! Tant de potentiel et tant de contrainte. C’est ce que l’on peut se dire de prime abord lorsqu’on réfléchit à notre inhibition.
Notre corps et notre cerveau possèdent une faculté d’adaptation si poussée que l’on dit souvent que nous avons en nous la totalité des capacités physiques et des savoirs humains, mais que ceux-ci sont bloqués – inhibés – en attente d’être stimulés pour pouvoir devenir conscients.
Les courants de pensée, même au sein de Genethics, s’affrontent pour savoir si nous avons tout ce potentiel en nous ou si nous pouvons tout simplement l’acquérir à une vitesse phénoménale. Même si certaines preuves ont été avancées quant à la première hypothèse, beaucoup restent perplexes car cela voudrait dire que les Premiers nous auraient créés parfaits mais volontairement limités. Je laisse à votre esprit de philosophe la tâche d’imaginer ce que cela voudrait dire.
Toujours est-il qu’après 30 minutes de bicyclette, nous pouvons rouler comme le ferait un professionnel aguerri. Nous avons une mémoire du corps qui nous permet de maîtriser des exercices physiques très rapidement. Et cela se traduit tout autant dans les domaines cérébraux. Notre cerveau peut comprendre des concepts qui demanderaient des années d’études en quelques lectures et leçons dispensées.
Cette faculté d’apprentissage fait en sorte que notre civilisation peut changer de morphologie en un temps record et s’adapter à tout contexte difficile pour assurer sa survie. Cela nous permet d’une part de permettre le plein emploi, car chacun peut dès lors se requalifier immédiatement pour être efficient là où il le faut. Cela nous permet d’autre part de fournir, durant un temps seulement, un effort collectif soutenu dans un domaine choisi. Cela permettrait par exemple, s’il y avait un danger extérieur, de nous focaliser sur la défense et d’armer en quelques jours des arches entières. Bref, cela nous donne une réactivité et une adaptabilité énorme au niveau de notre société et nous assure une plus grande chance de survie.
Tout cela tendrait un peu plus vers la perfection si notre désinhibition n’était pas limitée quant à la masse de choses que nous pouvons savoir et faire au même moment. En effet, nous ne pouvons débloquer qu’une certaine partie de nos talents (ou les apprendre) à un moment donné. Ce volume est similaire chez chacun et tout le monde se retrouve égal face au potentiel que l’on pourrait désinhiber.
Le lecteur attentif comprendra dès lors, qu’une fois ce potentiel atteint, nous ne pourrions plus/pas apprendre davantage et que notre faculté d’adaptation serait finalement fort amoindrie. Détrompez-vous, il se trouve que notre désinhibition souffre de ce que l’on appelle la volatilité. Cela veut dire que nous perdons tout acquis (toute chose que l’on a apprise) si nous ne l’entretenons pas.
C’est là aussi que réside le vrai facteur de notre adaptation. Nous pouvons apprendre presque immédiatement et pouvons désapprendre, certes un peu plus lentement, mais dans des délais courts. Ainsi, si nous ne pratiquons pas le vélo durant quelques jours par exemple, nous en perdons l’usage et devrons réapprendre par la suite (tout aussi rapidement que la première fois). En moyenne, il faut compter une semaine pour se libérer l’esprit ou le corps d’un quelconque acquis. Une fois oublié, ce potentiel peut être utilisé pour autre chose. Et la boucle est bouclée.
Nous ne sommes finalement que ce que nous pratiquons ou faisons et cela nous ramène au besoin d’être actif pour être quelqu’un. Ainsi, éviter l’oisiveté n’est pas qu’un besoin pour la société mais bien un besoin propre à chaque individu. Imaginez le gâchis que représente quelqu’un qui ne fait rien. Au prix de la vie humaine, cela serait presque un crime contre l’humanité.
De la néonaissance à la mort
Nous avons un cycle qui permet la diversité des âges afin que se côtoient jeunes et anciens. Il y a plusieurs moyens d’arriver à cette mixité des générations, et celle que la Source a voulu mettre en place a fonctionné jusqu’ici.
Lorsqu’un individu est créé, il néonait à 18 ans et reçoit un SID unique (numéro complexe) qui lui servira d'identifiant tout au long de sa vie. Il n’existe pas de cas où des individus aient été créés plus jeunes. Nous n’avons donc jamais vu ce qu’on appelle des enfants, autrement qu’en images.
Dès qu’un individu meurt, le pair qui lui succède est créé au même âge que celui de sa mort. L’exception vient des individus qui meurent après 75 ans, car leur pair est dans ce cas recréé à 18 ans.
Chaque individu est considéré différent de sa néonaissance à sa mort et lui parler de son prédécesseur (pair) est une maladresse très mal perçue. Tout est mis en place pour que rien ne vous relie à celui qui était là avant vous. Cela fait d’ailleurs partie des lois fondamentales : article 5, alinéa 2 de la Tétralité : « L’individu a le droit d’être reconnu en tant que personne singulière et unique issue d’une souche génétique commune. En ce sens, il a le droit à la différenciation sociale, économique et morale de tout pair. »
Lorsqu’une personne meurt, elle ne laisse rien à quiconque, elle lègue tout à la société.
Notre corps
On peut dire que par rapport aux premiers hommes, notre corps est bien différent. Même si nous avons exactement la même apparence, il y a des changements physiologiques notables. Hormis ceux-ci, tout le reste est identique (nous sommes inégaux face au potentiel de nos corps/esprits, nous vieillissons et mourons, nous avons faim et soif, etc.). Heureusement car sinon nous pourrions vraiment douter de notre humanité.
- Nous n’avons pas de défauts génétiques majeurs. Nous néonaissons donc sans débilité profonde, handicap physique, malformations congénitales, affections dégénératives, etc.
- Nous avons une excellente santé ; pas que nous ayons des performances supérieures, mais plutôt que nous sommes insensibles aux virus et bactéries qui pourraient nous affliger. Il n’existe aucune maladie connue, même si les nano peuvent parfois avoir des effets qui semblent similaires (mais souvent bien plus graves).
- Nous régénérons nos tissus à une vitesse phénoménale. Cela est dû notamment à la protéine que nous devons ingérer pour maintenir notre état de façon optimale, la CLP6. Notre sang est légèrement plus chaud que celui de nos ancêtres et notre métabolisme est bien plus réactif. Aussi, pour une coupure qui prenait une semaine à guérir chez eux, nous nous en remettons en moins d’une heure. Un bras cassé se consolidera (il faut toujours une attelle pour que la reconstruction soit bien droite) en quelques heures.
- Notre corps émet des ondes à très basse fréquence renseignant sur son état. C’est Genethics qui possède les appareillages nécessaires à leur captation et à leur décryptage. Il semblerait que ce soit l’activité au sein de nos cellules qui soit responsable de cette émission.
- Nous sommes capables de pousser notre corps au-delà des limites conventionnelles de nos ancêtres. Cela demande bien entendu beaucoup de pratique et désinhibe fortement ceux qui poussent à l’extrême les facultés de leurs corps.
Tout cela demande beaucoup d’énergie et sans la CLP6, nous ne serions pas capables de tels prodiges. Nous tomberions malades, nous serions très affaiblis et nous perdrions nos acquis. Bref, sans être mortel, le manque de CLP6 nous réduirait à l’état de mort en sursis.
Mais nous avons aussi une cruelle faiblesse par rapport aux Premiers : nous sommes stériles. Par aucun moyen, ni aucune science, nous ne pouvons aujourd'hui procréer. Le désir charnel qui semblait pousser ceux qui savaient enfanter ne nous habite plus. Et je ne m’attarderai pas sur ce fait.
Notre esprit
Nous sommes comme tout ancien homme du 21ème siècle. Même si nous avons conscience que nous faisons partie d’un tout et qu’au-delà de nos propres intérêts se situent ceux de l’Humanité, nous n’en sommes pas moins humains et en ce sens parfois soumis à des notions d’intérêt propre. Ce n’est pas via une monnaie que nous exprimons nos envies particulières, mais plutôt par nos projets et nos actions. Car notre économie a aplani bon nombre d’inégalités, vectrices d’envies et de conflits. Bref, nous sommes humains, mais bien plus raisonnables que nos ancêtres, et si nous voulons faire du tort à autrui, cela sera bien plus réfléchi et terrible que cela ne l’était de leur temps car ce ne sera pas un acte anodin.
Au-delà de notre mode de pensée sociale, il y a notre particularité liée à l’inhibition. Cette dernière bloque également ce qu’il a été convenu d’appeler le « génie » ou encore la créativité (même si ce dernier terme n’est pas très juste). En effet, cela ne se ressent pas au niveau de l’individu mais bien au niveau de notre civilisation. Cette dernière n’a pas évolué depuis 2102, année de la Renaissance. En plus de 400 ans, nous n’avons pas fait de progrès majeurs dans quelque domaine que ce soit. On appelle cela communément la Constance.
Comme nous ne savons pas procréer, nous n’avons pas non plus d’instinct de reproduction. Le plaisir charnel reste une notion qui nous est étrangère et naturellement nous avons transposé cela en une intimité faite de caresses (des mains essentiellement), pour ceux qui s’aiment ou veulent simplement échanger des moments d'intimité. La notion de sexe désigne d’abord le genre et n’est donc pas liée à l’acte charnel qui nous semble barbare et primitif, privé de son signifié et jugé uniquement sur son signifiant.
Dernier point, lié à l’inhibition, il semble que nous puissions utiliser 100% de notre cerveau, chose que nos ancêtres ne pouvaient faire, mais cela demanderait de l’entraînement et des pratiques mentales poussées. Ces techniques sont enseignées au sein de certaines patries ou agences et prennent énormément de place dans notre désinhibition. C’est pour cela qu’il est très rare d’atteindre ce pourcentage d’utilisation de nos facultés cérébrales qui dépasseraient dès lors le domaine de la normalité.
La sociabilité
Nous préférons rester ensemble. Etre seul est souvent synonyme de perdition car s’il y a bien une chose que nous avons apprise dans la douleur, c’est le fait que si l’on commence à se poser trop de questions sur ce qui nous attend ou sur notre situation actuelle, nous risquons de perdre goût à la vie. Nous sommes conscients de cela et, dès lors, acceptons facilement lorsqu’on nous demande d’être utile ou d’œuvrer pour la société.
Les rencontres entre individus sont généralement des moments où l’on apprend à se découvrir car cette notion de rareté de la vie nous habite tous. Elle nous pousse à aller vers l’autre, à nous en préoccuper. L’autre est donc un intérêt constant et les voyageurs venants d’autres secteurs sont reçus tels les voyageurs de cette époque appelée Moyen-Âge : avec intérêt et circonspection.
Sans être un faux-fuyant, c’est une occupation du corps et de l’esprit qui nous permet de nous focaliser sur le positif et non pas sur des questions métaphysiques dangereuses pour notre équilibre mental.
C’est donc par choix que nous nous mettons un peu de cette poudre aux yeux. Et ce choix nous a sauvés, jusqu’ici.